Ibrahima Thiam Actualités mars 30, 2024

Sénégal : le séisme politique

Dans un sketch qui a assis sa réputation, l’humoriste ivoirien Agalawal a dressé un parallèle entre la prison et la présidence. Pour illustrer son propos, il avait pris pour exemple Nelson Mandela qui est passé du bagne Robben Island à la présidence de la République sudafricaine post-apartheid. Pour le père de la nouvelle Afrique du Sud, la transition entre les deux conditions a duré quatre ans. Sans comparer les deux figures, les pays et les situations historiques, on peut affirmer que Bassirou Diomaye Faye qui a été élu président de la République du Sénégal à l’issue du scrutin du 24 mars a un destin similaire à celui de Madiba. Élargi de prison dans la nuit du 14 au 15 mars, après y avoir séjourné pendant 11 mois, il est dix jours plus tard élu. Monsieur Faye qui a eu 44 ans au lendemain de son élection devient le cinquième président du Sénégal indépendant. Inconnu du grand public, il y a quelque mois, il prend les rênes d’un pays qui a connu des moments difficiles ces dernières années et qui était au bord de la crise institutionnelle il y a quelques semaines lorsque le président Macky Sall, a décidé d’annuler l’élection initialement prévue le 25 février 2024.

Une victoire nette et sans contestation

Selon la Commission nationale de recensement des votes, le nouveau président a été élu dès le premier tour avec 54,28 % des voix. Il devance le candidat du pouvoir sortant, l’ancien Premier ministre Amadou BA, crédité de 35, 77 % des suffrages exprimés. Les 17 autres candidats se partagent le reste des suffrages. Parmi eux, on note en troisième position, le candidat du PUR qui obtient 2,80 % des voix. À la quatrième place, on retrouve l’ancien député-maire de Dakar, le social-démocrate Khalifa Ababacar Sall avec 1,78 % des suffrages exprimés. L’ancien Premier ministre, Idrissa Seck, arrive en cinquième position avec 0,90 %. Il s’agit dans son cas d’une véritable « catastrophe politique ». Monsieur Seck qui était arrivé en deuxième position en 2019 avec 20 % des suffrages soit 900 000 voix n’a convaincu cette fois-ci que 40 000 électeurs.

Le taux de participation au scrutin est de 61 %. Il est en retrait de 5 points si on le compare à la présidentielle de 2019. Cependant, il est meilleur que celui de 2012 (51,58 %) et est comparable à celui de 2000 (62,23 %). Le taux de participation au scrutin de 2024 est d’autant plus appréciable, que la date de son déroulement était inconnue au début du mois. La mobilisation est d’autant plus exceptionnelle que jusqu’aux derniers jours beaucoup d’incertitudes planaient autour de sa tenue. Il est important d’apprécier l’efficacité avec laquelle l’administration, en dépit des vicissitudes politiques, a mené à bien les opérations électorales.

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Le vote en faveur du vainqueur suit un gradient ouest-est. Il lui a été largement favorable le long de la façade atlantique. Cette partie du pays, très urbanisée, abritant la majorité de la population sénégalaise a voté pour lui. En attendant d’avoir des données plus détaillées sur le vote, on peut avancer sans risque de se tromper que les jeunes ont massivement voté le changement. En effet, la jeunesse est depuis plusieurs années au centre la stratégie de conquête du pouvoir de PASTEF, le parti dont est issu Bassirou Diomaye Faye. Ousmane Sonko le dirigeant du parti a théorisé cette approche et durant la campagne électorale dans laquelle il a joué un rôle de premier plan alors qu’il n’était pas candidat, a eu un message particulier pour les jeune à chacune de ses prises de parole. Le vote des jeunes pour massif qu’il a pu être n’a pas été suffisant pour assurer la victoire. En effet même si les moins de 35 ans constituent 70 % de la population, ils sont loin d’être majoritaires sur les listes électorales. De nombreux obstacles entravent leur enrôlement[1].

Le Parti de l’indépendance et du travail (PIT-Sénégal) n’a pas existé électoralement et encore moins dans les débats de la campagne. Depuis 2012, il s’est enferré dans ce que sa direction appelle « la stratégie de large rassemblement ». En réalité, ce concept n’est que l’habillage théorique d’une réalité moins reluisante : la soumission aux intérêts de la classe dominante et le compagnonnage subalterne avec les libéraux. Le PIT-Sénégal sort très affaibli et divisé de l’élection. N’ayant pas développé de capacités autonomes sur le plan électoral ni pensé ce que sont la gauche, le travail et l’indépendance à notre époque il se trouve dans une impasse organisationnelle et théorique. Pour sortir de cette situation, il faudra qu’il procède à une autocritique radicale, renouvelle sa pensée politique et tende la main aux forces de gauche et de progrès qui sont effectivement sur le terrain et qui luttent pour sauvegarder ou conquérir des droits pour les travailleurs et les classes populaires.

Une campagne électorale riche en débats

Bassirou Diomaye Faye est sorti de prison alors que la campagne électorale avait débuté. Elle ronronnait autant chez ses partisans obligés de composer sans lui et Ousmane Sonko que chez les concurrents. Le slogan « Sonko mooy Diomaye. Diomaye mooy Sonko »[2] lancé quelques mois plus tôt pendant le recueil des parrainages pour la candidature avait fini par s’imposer, mais il manquait un souffle pour mobiliser les électeurs et la rue. La libération du tandem Bassirou Dioaye Faye et Ousmane Sonko a apporté celui-ci. Cet élargissement du pénitencier va constituer le tournant de cette campagne électorale raccourcie en raison d’obligations constitutionnelles. Le lendemain de leur libération, le tandem tiendra une conférence de presse devant plusieurs centaines de journalistes et militants survoltés. La stratégie dévoilée était d’une limpidité éclatante. Pour Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko, le principal concurrent est Amadou BA, les « attaques » doivent le cibler. Le candidat du pouvoir est d’autant plus la cible idéale qu’il semble incarner ce que pourfend le PASTEF depuis plusieurs années : la mauvaise gouvernance et la corruption. Amadou BA, a la réputation d’être un « milliardaire », alors qu’il a travaillé toute sa vie professionnelle pour l’État. D’où le sobriquet qui lui a été donné : « le fonctionnaire milliardaire ». Alors que la campagne du président élu entrait dans une dynamique positive celle de son principal concurrent s’enlisait à cause de l’inertie des cadres de la coalition au pouvoir. Pour des raisons non encore élucidées, les responsables du parti présidentiel, l’Alliance pour la République (APR), étaient soit aux abonnés absents. Il a fallu qu’il sollicite le renouvellement du soutien[3] du Président Sall pour que l’APR et la coalition au pouvoir se mettent au service de sa campagne électorale.

À partir du samedi 16 mars 2024, le tandem Bassirou Diomaye Faye/Ousmane Sonko va faire un tour du Sénégal en caravane composée de plusieurs véhicules et d’un camion de sonorisation. Dans tous les endroits où ils sont passés, le rituel a été le même. Accueil à l’entrée de la localité par un comité puis en procession à travers les principales artères et rassemblement dans la plus grande place publique. Tout le long du parcours, le camion de sonorisation débite des slogans et les tubes composés à la gloire du tandem. Quand le cortège arrive à la place publique, les principales figures de la Coalition Diomaye installées dans un camion-podium prennent la parole à tour de rôle pour expliquer un point du programme politique et lancer des piques au camp adverse. Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye s’expriment en derniers.

Bassirou Diomaye Faye a été élu sur la promesse d’une rupture avec l’ordre actuel que son principal concurrent, Amadou BA, considère comme satisfaisant au point de prôner la « continuité ». Et pourtant, il s’en faut de peu pour se rendre compte de la difficulté dans laquelle se meut l’écrasante majorité des Sénégalais. Plus du tiers de la population (6,3 millions de personnes) vit avec moins de 2000 francs CFA (environ 3 euros) par jour. Sur les centaines de milliers de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail, seule une infime minorité trouve un emploi décent. Celui qui procure un revenu régulier protège des risques (maladie, perte d’emploi, accident du travail, etc.) et assure des revenus à la fin de la carrière (pension de retraite). Le reste est employé, pour les plus chanceux, dans le secteur dit informel où les revenus sont irréguliers et la protection sociale réduite à son expression la plus minimale. Dans la sous-région ouest-africaine, des pays comme le Mali, le Burkina et le Niger sont confrontés à des mouvements insurrectionnels d’obédience djihadistes qui prospèrent à cause des contradictions sociales, des ingérences extérieures et l’incapacité des États à asseoir leur autorité et leur légitimité. Dans certaines parties périphériques, le Sénégal présente des vulnérabilités qui se rapprochent de celles qui ont conduit ces pays de la sous-région dans le cycle de violence qu’ils connaissent.

  La souveraineté monétaire a été l’un des thèmes les plus débattus. La question a permis de mettre en exergue le clivage qui existe entre le pôle incarné par Bassirou Diomaye Faye et le pôle de la « continuité » ou du statu quo dont Amadou BA est le chef de file. Bassirou Diomaye Faye préconise l’émancipation politique, économique, monétaire du Sénégal. Il veut créer une monnaie nationale. Ce qui veut dire mettre fin au franc CFA qui est lié à l’euro par une parité fixe. Le franc CFA est un des instruments de la domination française sur les pays africains du pré carré. Avec cette monnaie, la qualité de « garant » de la France lui donne un rôle de « gendarme » qui permet sa mainmise sur les économies de ses anciennes colonies. L’utilisation du franc CFA n’a pas permis d’amorcer la transformation sur place de matières premières et encore moins favorisé les échanges entre économies de la zone franc. Dans les faits, il permet aux multinationales et aux bourgeoisies compradores africaines de rapatrier facilement des capitaux en Europe. Les banques centrales de la zone franc ont des politiques monétaires restrictives au détriment d’un véritable développement industriel et agricole ainsi qu’à une politique de progrès social.

Les propositions du président élu visant à assurer la souveraineté alimentaire et énergétique ont fait l’objet de nombreux commentaires et développement. La protection des ressources naturelles du pays avec un moratoire sur les licences de pêche et le non-renouvellement celles arrivées arrivée à expiration est une des mesures à fort impact social. La pêche est source de revenus pour un grand nombre de personnes et de communautés au Sénégal. La surpêche avec les chalutiers européens, chinois, russes, etc. raréfie la ressource et fait tomber dans la précarité les pêcheurs artisanaux locaux. Certains d’entre eux pour survivre deviennent des passeurs de migrants vers les côtes de la méditerranée. Dans son programme, Bassirou Diomaye Faye promet de prendre les mesures adéquates pour en faire un « secteur rentable et durable ». La renégociation des contrats pétroliers et miniers a été objet de débats.

Les thèmes de campagne du candidat du PASTEF ont été d’autant mieux accueillis qu’ils correspondent à bien des égards — notamment en ce qui concerne les questions relatives à l’État de droit, la démocratie et la gouvernance — aux attentes des Sénégalais comme le montrait les résultats de l’enquête Afro Barometer publiés au début de juin 2023. Dans celle-ci, pour 53 % des Sénégalais le pays « n’est pas une démocratie » ou « est une démocratie avec des problèmes majeurs » relatifs aux droits fondamentaux, la sécurité, l’application de la réglementation, la justice civile et la justice pénale[4].

Un coup de tonnerre dans la sous-région et dans les relations afro-européennes

L’élection de Bassirou Diomaye Faye est un séisme politique au Sénégal, mais également dans la sous-région. Au Sénégal, c’est la première fois que quelqu’un d’aussi jeune se fasse élire à sa première tentative de conquête du pouvoir. Sans expérience ministérielle ou d’élu, mais il a pour atout son parcourt de fonctionnaire et un passé de dirigeant syndical, le nouveau président sénégalais doit tenir les promesses d’un renouveau démocratique, d’indépendance réelle vis-à-vis de la France et des puissances occidentales, de réponses à la demande sociale d’une croissance économique plus inclusive et mieux partagée. Dans la sous-région, ou les aspirations à une redéfinition des relations avec la France ont constitué le terreau idéologique sur lequel les pouvoir issus de coups d’États militaires ont assis leur légitimité, l’élection sénégalaise montre que le changement est possible par des voies constitutionnelles. L’élection sénégalaise a montré que les tenants de discours politiques de rupture avec le système françafricain peuvent accéder au pouvoir par des voies démocratiques. Il existe un débouché électoral à la radicalité, à la critique du franc CFA, à la remise de la relation de soumission aux intérêts économiques et diplomatiques de la France.  En ce sens, ce qui s’est passé au Sénégal est une révolution. Elle a été impulsée par de nouvelles forces politiques dont certaines sont de gauche. Les liens des partis de gauche européens avec ces nouveaux acteurs sont limités pour ne pas dire inexistants. Le moment est venu de changer de regards sur les configurations politiques en Afrique et de considérer les dynamiques sociales.

Bassirou Diomaye Faye le reconnait, il a été un candidat de substitution à la place d’Ousmane Sonko empêché par une condamnation pour diffamation envers un ministre. Dans son message annonçant son choix pour porter les couleurs de PASTEF à l’élection, Ousmane Sonko a été très élogieux sur Bassirou Diomaye Faye. La victoire électorale est le triomphe politique et la confirmation des qualités de leadership d’Ousmane Sonko. Il a fait élire le nouveau président en mettant dans la balance son crédit politique, sa notoriété et a fait campagne comme s’il était candidat. La question fréquemment posée par la majorité des observateurs et de nombreux Sénégalais est relative à l’avenir de cette relation. Un adage ivoirien dit que « la présidence n’est pas un banc, mais un fauteuil. Il ne peut recevoir qu’une paire de fesses ». Si l’on en croit certains, le duo a pour vocation de se séparer à plus ou moins brève échéance. Rien n’est moins sûr. L’une des critiques faites au système institutionnel est l’hyper-présidentialisme. Le duo pourra perdurer si les réformes visant à diminuer le déséquilibre institutionnel se matérialisent. Une piste serait la réduction des pouvoirs du président sans en faire pour autant le cantonner à l’inauguration des chrysanthèmes, l’augmentation de ceux du parlement et du Premier ministre.

Par Félix Atchadė


[1] Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla « De la démocratie en Françafrique. Une histoire de l’impérialisme électoral », La Découverte, 384 p.,

[2]  Sonko est Diomaye et Diomaye est Sonko

[3] https://www.dakaractu.com/Presidentielle-2024-Macky-Sall-va-battre-campagne-pour-Amadou-Ba-_a245658.html

[4]https://worldjusticeproject.org/about-us/overview/what-rule-law

Crédit Photo: RTS.SN

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